HERMENEUTIQUE DU BUK

AUTEUR : Damien Cotta
Relisant Les jours s’en vont comme des chevaux sauvages dans les collines, à l’époque de la rédaction de cette chronique, mais également avant de la réécrire, je me fis la réflexion que Charles Bukowski appartenait à ces sages que compta l’Amérique du passé.
De ces fous isolés qu’il reste encore probablement au sein de quelques réserves indiennes. Pessimiste déçu mais également optimiste enthousiaste. À sa poésie, on adresse parfois le reproche de fainéantise, là où il s’agit en fait plus probablement d’acceptation.
D’acceptation et non de résignation. Accepter la condition du réel médiocre comme successions d’étincelles, pas davantage. Ce n’est pas la même chose que se résigner, en ne consumant jamais, sur l’autel des dieux, auxquels il croyait ou tout comme.
Consumer au péril de la sécurité offerte par le petit confort. On lui sera reconnaissants de nous avoir appris à vivre. Selon une sagesse sûrement holiste. À prendre la vie comme un parpaing dans la gueule et en redemander.
Il savait que le chagrin peut-être piqué d’une pointe d’amour, que la joie est parfois épicée d’un zeste d’amertume. Il savait tout cela.
Aussi, se moquait-il pas mal de discourir, autant sur la nature de l’homme : bête ou ange ; que du réel, horreur ou donation ; ou du sens de la naissance, et de la mort…
En tout cas, il n’en fit pas un fromage, de la philosophie des philosophes. Sans doute trouvait-il la vie déjà assez pathétique, sans avoir à s’infliger en sus des questions inutiles lors de l’interview d’anthologie accordée à Bernard Pivot. On peut voir sa piteuse apparition à Apostrophe, comme un genre de performance en soi.
Comme Bukowski, l’auteur doit rester méfiant à l’égard des sollicitations journalistiques, exigeant de lui un discours sur l’œuvre, manière frontale et éloquente de réintroduire de la morale, de l’explication, de la justification, susceptibles d’être charriées derrière celle-ci.
— Pourquoi avez-vous commis cette licence poétique M. Chinaski ?
— Car je suis alcoolique.
Inutile de développer.
Imaginez-vous une scène lunaire comme celle-ci, dans laquelle Buk justifierait sa poétique, à l’aune d’un tel angle-mort.
C’est chaque fois par des chemins obliques, que Bukowski atteint les grands questionnements, ceux dont on charge sa vie d’un lourd fardeau. À raison.
Soit le syllogisme suivant :
« Le verre est à moitié vide.
Ce qui est à moitié vide est à moitié plein.
Donc le verre est à moitié plein. »
Bukoswki se moquait aussi pas mal de délibérer sur le verre, qu’il préférait remplir et boire avant de se resservir. Il préférait imaginer la prochaine paire de jambes qu’il palperait.
Or c’est la « moitié » qui compte.
Ce qui compte, c’est le moyen-terme.
Que la réalité est nuancée de teintes de gris… ou de jaune, de rouge, de bleu d’ailleurs, pourquoi pas ?
Certes, son verre fut son seul paysage, mais ne croyait-il pas aux fées comme un druide païen ?
Soyons picturaux comme peut l’être la nature, et pas urbain.
Affirmer que le réel est gris, c’est du désenchantement, désabusement, blasement, une tristesse lucide, du pessimisme de bande-mou.
Nulle profession de tiédeur, de mesure, de raison, de level-heading, ambitions de cloportes ! Brûlons la vie par les deux bouts. Brûlons d’exister. D’avoir ce malheur. Ce luxe de raconter. Ce luxe aussi, de pouvoir en découdre. Inventons des addictions. Sortons des addictions. Et inventons-en de nouvelles.
Faisons n’importe quoi, souvent. Mais faisons-le, toujours dans une foi inébranlable en la force de poésie. En la muse et l’amusement. Crachons à la gueule des pisse-froids. Crachons sur eux. Qui ne comprennent rien à l’expression du Buk, si sèche, si dépouillée et misérable. Souvent essoufflée comme sa respiration. Mais vraie nitroglycérine de beauté dès qu’elle nous explose à la figure.
C’est juste la logique élémentaire voulant qu’un optimiste soit un pessimiste enthousiaste, un pessimiste un optimiste déçu, et un nietzschéen, un cyclothymique au bord des larmes.
Donc qu’il faille n’être ni l’un ni l’autre, ni le dernier.
Seul importe, l’entrain mis à remplir son verre, ou le vider plutôt, avant de se resservir.
Peu importe le flacon, tant qu’il y a l’ivresse !
Au faux dilemme : Tout ou Rien, répondre « qu’il faut boire l’existence, comme de l’eau-de-vie, quand même serait-elle une infâme piquette. »
Et tant pis pour le pessimiste et l’optimiste.
Et vivent l’un et l’autre.