Se perdre avec MSP
« La poésie sort de ma bouche,
de mes poings, de chaque pore
résolu de ma peau /
de ce lieu, le mien, volatil et aléatoire /
testiculairement situé /
affûtant sa dague / ses irritations
sa propension manifeste
à l’explosion / «
Le 9 janvier 1998, un errant quasi-clochard aidé d’une canne se lance sans regarder sur les routes de Mexico, lors de ce qu’il appelle: des balades kamikazes. Une voiture le percute et il meurt dans l’indifférence générale le lendemain. C’était un poète peu soucieux de se faire publier et qui aimait déambuler dans les rues avec des mots plein la bouche. Il s’agissait de Mario Santiago Papasquiaro (MSP), un poète mexicain dont le vrai nom à l’état civil est José Alfredo Zendejas Pineda, mais qui est connu encore sous bien d’autres noms.
Le 10 janvier 1998, MSP aurait pu totalement disparaître de la mémoire collective, mais cette même année allait sortir un roman qui permettrait de faire parvenir ses mots jusqu’à nous: Les Détectives sauvages de Roberto Bolano. Il est l’inspirateur du personnage d’Ulises Lima. La suite est plus facilement retraçable.
« La poésie sort de ma bouche
parée de la noirceur limpide du gasoil
de l’éloquent éclat d’1 lampe à 500 volts
avec l’orgueil & l’émotion
d’une paire de biceps
souverains de leur monde
(& au sein de la relativité
d’Einstein) :
Tout-puissants
Avec les couleurs d’1 robe
rapiécée /
avec les sons brouillés
chaotiquement harmonisés
de centaines & de centaines de klaxons
différents /
1 jour d’embouteillage
dans le périphérique »
Expérimentateur de dérive urbaine, il écrivait en marchant, machant ses mots sans fin au rythme de la ville. Il pouvait disparaitre plusieurs jours dans une ville, ivre et hallucinée, pour revenir avec un nouveau poème. MSP a entretenu la flamme de ses écrivains vagabonds, mystiques et antisystèmes, de Rimbaud à la Beat generation, et sans jamais cesser d’écrire. Peu de choses ont paru de son vivant, quelques écrits dans des revues et des plaquettes et nous savons peu de choses sur lui. On dit qu’il habitait un petit taudis du D.F. rempli de livres, qu’il lisait sous la douche, qu’il aimait chahuter les événements artistiques officiels, qu’il foutait le bordel dans les universités et dans les ateliers d’écriture.
« 19 septembre 1985
Sous peyotl j’ai traversé les décombres
J’ai regardé dans mes miroirs détruits
L’eau de mon être anéantie
Les familles des alentours n’existent plus
La métaphore est tombée de ses échafaudages
Entre hier et aujourd’hui, le sang s’est transformé
Hors du rêve le rêve est cruel
On perd des enfants / des pères / des concubines
Il y a de la poussière noire : fleurs de colère que je mâche & remâche
Je traverse 1 enfer
Septembre attiédi / quelle grosse mandale
Dès l’aube le jour enfantait sa nuit
Infrain sans langue : tu ne peux pas le voir
Tes rues (ton monde ivre)
sont blessées par l’Hadès
On a changé d’heure & de lieu
Les sirènes sanglotent
S’enflamme l’esprit
Charbonné & changé en cri : vivant encore
Mon soleil est rouge / Mexica Atahui
Les pas brûlés / prisonnier dans le ceiba
Cette lacune flotte dans son étoile
Même en ruines / même battu /
Mon soleil est rouge / Mexica Atahui »
Les Détectives sauvages a permis de mettre en lumière une génération de poètes et qui ont pu faire sortir de l’ombre MSP avec la publication de plusieurs anthologies de ses poèmes, mais qui représentent une part minime de son œuvre.En France, il est venu jusqu’à nous à travers deux livres: « Jardin fracturé » chez Zoème qui est un choix de poème tiré d’une de ses anthologies et « Conseils d’1 disciple de Marx à 1 fan d’Heidegger » aux éditions Allia, un seul et long poème-fleuve dédié à Bolano et qui commence de manière programmatique : « Le monde se livre à toi en fragments / en éclats ». Le poème est moins une unité structurée et logique qu’une expérience à traverser, une tentative de retranscrire le tumulte du chaos de la réalité pour que le poème devienne une ballade mentale où se mêle les souvenirs, les divagations personnelles, les effets de la marche sur le corps et les rencontres fortuites que peuvent offrir les rues d’une ville: pauvreté, prostitution, toxicomane.
« Le parc tremble / mes pas intérieurs me
guident
à travers les rues d’1 port sis près de la mer verte
que les locaux appellent Mescaline
1 sensation jusqu’ici inconnue
comme le savoir absolu de la saveur de l’ADN
après l’amour
[…]
Nous sommes encore en vie
il faut bien trouver un nom aux îles de verre
qui tabassent avec un luxe de violence les
zones les plus tendres de tes yeux
la réalité a l’air en mica en miniature à l’échelle
ainsi que tes paupières ta perception & leur
camisole de force
la Matière & l’Énergie /
& ton courage de fourrer ta langue dans la
sienne
C’est là 1 jour insolite
vibrant quotidien anonyme
on ne peut plus terrien comme on dit les jours
de fête
ou pendant les perquises de plus en
plus fréquentes des maisons
la peur t’allume l’estomac & te le brûle
IL N’Y A PAS D’ANGOISSE ANHISTORIQUE
ICI VIVRE C’EST RETENIR SON SOUFFLE
& SE METTRE TOUT NU
— Conseils d’1 disciple de Marx à 1 fan
d’Heidegger — «
Il y a une histoire qui reste à écrire sur ses poètes perdus dans la ville, réelle ou imaginaire, de Blake cherchant des bouts de la Jérusalem céleste dans les rues de Londres, de « L’homme des foules » de Poe et des promenades sous opium de De Quincey toujours à Londres ou à Paris avec Walter Benjamin et Léon Paul Fargue jusqu’aux dérives des situationnistes dont MSP a été un des continuateurs au péril de sa vie.
« Je suis un poète à un seul paysage
: celui du vent de Dieu déchiré :
au rythme d’1 violon doux
L’aubade à poil
/ l’émotion tisse des vagues /
assemble herbes & roseaux
les traces du fruit qui s’est rallumé
/ Là-bas / Ici / tout près /
chaque geste infini du visage infini
Dansent les nuages
le soleil brise des pierres
& je descends
à grands bonds
ver le lac vivant
au rythme
d’1 violon éternel »
AUTEUR : GUILLAUME LLONG

Vivant de petits boulots dans le Sud, vous l’avez peut-être croisé au détour d’un commerce ou dans les allées d’une bibliothèque. Il porte depuis quelques années des poèmes que personne ne veut et continue pourtant d’écrire. Au-delà de se sentir vivant à travers l’écriture, il s’agit de se sentir appartenir au monde et de pénétrer la vie. L’écriture est vécue comme une quête spirituelle, une expérience limite à la frontière du langage: le lieu d’achoppement entre le monde et soi où la vie est en jeu.
